Les Mardis du savoir, à la maison, spécial HERGÉ
Publié leThomas Lovy a proposé ces dernières semaines de vous faire l’analyse de ses œuvres préférées. Aujourd’hui il applique les méthodes de l’Histoire de l’Art à des formes d’art narratif à la lisière du domaine… la BD, et au plus grand créateur du 20ème siècle, Georges Rémi, dit Hergé (1907-1983) !
Tintin chez les Soviets, 1929.
Hergé est un fils du XXème siècle, et de sa modernité. A 20 ans, il voulait être dessinateur de publicités et d’affiches. C’est donc un peu par hasard qu’on lui demande de recycler sa bédé scout Totor pour créer un personnage à des fins de propagande. Ce sera Tintin chez les Soviets, le bolchévisme étant l’ennemi du journal catholique ultra nationaliste dans lequel il dessine.
La perfection, la fantaisie, l’intelligence et l’humour de Tintin et Milou assurerons un succès à l’album qui surprendra même son auteur… Tintin était né.
La modernité, c’est le culte de la vitesse et de la machine : l’accélération de l’auto déforme les lignes, le bolide nous fonce dessus ! C’est aussi la stylisation formelle extrême : Hergé invente sa « ligne claire » tout à la plume à dessin, épurée, avec des aplats noirs puissants. La houppe de Tintin elle même évoque la vitesse ! Avec sa coupe ultra courte, sa veste et son pantalon de golf, il a la silhouette du sportsman des années 20. Il ne lui manque que le faire-valoir bavard et effronté, Milou.
Les Cigares du Pharaon, 1932.
C’est le plus délirant, le plus onirique des albums de Tintin ! Savant fou, poison, complot, société secrète, trafic d’opium… Le mystère est partout et cet opéra de gags ouvre sur un labyrinthe de fausses pistes et de rebondissements. Comme souvent, Hergé part de l’actualité : la légende de la Malédiction des Pharaons après la découverte de la tombe de Ramsès II.
Une scène de délire : Tintin se retrouve dans la pyramide de khi-osk (kiosque, les « cigares de kiosques », Hergé restera fidèle à ces calembours potaches). Il est drogué par les bandits. Les personnages de l’histoire deviennent des dieux pharaoniques monstrueux… Des images paternelles noyant un Tintin-Moïse hurlant, en plein délire régressif… Cette image surprenante et drôle s’inspire d’une scène authentique du Livre des Morts égyptien !
Le Lotus Bleu, 1935.
Avec cet album, tout change…
Hergé devient un véritable créateur. Il assume une prise de position politique, il dénonce l’invasion de la Mandchourie par le Japon impérial. Le burlesque fait place au réalisme : regardez cette scène des « misères de la guerre » (de la catastrophe naturelle, c’est pareil), la description des exilés avec leurs bagages, abattus, affamés… Et le symbole de la voie ferrée coupée par l’inondation.
Le dessin est magnifique. Hergé a partagé ses dimanches durant deux ans avec son jeune ami chinois, Tchang, qui l’a initié au dessin Zen. Le graphisme est pur, précis, d’une poésie nouvelle… ce sont de vrais paysages.
L’artiste était très fier de cet album, le seul d’avant guerre qu’il ne redessinera pas.
Le Secret de la Licorne, 1943.
En tant que graphiste professionnel, Hergé est rompu au dessin documentaire réaliste.
Il utilise souvent ce goût pour l’archive comme mise en abîme dans ses albums : Les gravures ethnographiques des indiens Arumbaya, les enluminures et sceaux syldaves, le plan de la fusée lunaire… Ici, en pénétrant dans la crypte du château des antiquaires Loiseau, Tintin se retrouve dans un bric-à-brac d’objets hétéroclites. Tous sont vrais et reproduits avec soins. Cet épisode n’a aucun rôle dans l’intrigue, mais c’est une merveille de poésie graphique. En traversant ce mur, Tintin découvre le chaos de deux milles ans d’histoire et de civilisations humaines.
Les 7 boules de cristal, 1948.
Paf ! Dans le décor! Le capitaine Haddock (c’est un poisson fumé belge) est le double névrotique de Tintin, il remplace le caractériel Milou dans ce rôle à partir du Crabe au Pince d’or. Il va donc, en bon névrosé, se prendre toutes les fausses portes, piquer des colères homériques, être dépendant au whisky… Et chercher son identité à travers des costumes d’emprunts comme ce smoking de nouveau riche (il est le châtelain de Moulinsart), celui de corsaire du roi de son ancêtre… Son passé d’alcoolique dépressif sera racheté et comme on dit à la fin du Trésor de Rackam le Rouge « Tout est bien qui finit bien », car son cœur est pur!
La confusion entre illusion et réel, la fausse porte et le vrai mur, est un ressort du burlesque… et de la condition humaine ! La fausse porte est une répétition de la vraie fausse porte de pierre, initiatique celle là, qui permettra à nos héros de pénétrer dans le Temple du Soleil dans l’album suivant…!
Tintin au Tibet, 1959.
C’est le plus ambitieux des albums de la série.
Pas de gangsters, mais une très belle histoire d’amitié et d’aventure sur le toit du monde… Tintin retrouvera t’il son jeune ami Tchang, victime d’un accident d’avion, dans les immensités himalayennes ?
La case se lit de gauche à droite, les sherpas et le capitaine ont renoncés et font demi tour. Tchang est mort. Tintin s’est laissé convaincre mais va changer d’avis. Il pleure, chose rarissime… Et il retrouvera Tchang !
C’est l’album blanc, celui de la pureté de la neige… Sur le toit du monde se rejoignent les opposés, les cultures asiatiques et européennes, l’homme et l’animal (l’Homme des neiges qui sauve Tchang), le présent et le passé immémorial (l’accident d’avion et le bouddhisme tibétain).
Tintin « sait » que Tchang est vivant, c’est cette certitude irrationnelle qui est le moteur de l’aventure. Le Grand Lama reconnaîtra en Tintin un cœur pur. C’est à un idéal de sagesse universelle que rêve Hergé .
Vol 747 pour Sydney, 1968.
Les couvertures des albums sont une formidable invitation au rêve.
Celle ci est la préférée deThomas Lovy. Une sorte de couloir de blockhaus débouche sur deux étranges statues qui se font face. Nos héros sont surpris et sur leurs gardes, Milou est terrifié !… Les grottes et cavernes, les passages souterrains sont un leitmotiv chez Tintin. Profond mystère… qui annonce une révélation surnaturelle?
Le lecteur ne sera pas déçu, un banal détournement d’avion se termine par une rencontre avec les extra-terrestres, et une éruption spectaculaire… Hergé se passionne à l’époque pour le paranormal, Jacques Bergier de la revue Planète se retrouve sous les traits de l’ufologue qui guide nos amis. Les extraterrestres seraient ils à l’origine des antiques civilisations humaines ?… L’histoire de gangsters devient une aventure métaphysique. C’est ce moment où tout va basculer que l’image nous montre, et Milou le sent !
Hergé est un grand créateur de rêve, il a construit un univers de papier qui parle à tous. Ses personnages et leur univers sont dignes d’un Balzac. On y trouve le regard du sociologue, une grande ironie, une critique de notre monde industriel et mercantile (Tintin en Amérique), du désenchantement du monde (l’Oreille cassée), du nazisme (Le Sceptre d’Ottokar), du stalinisme (L’Affaire Tournesol), etc…
Georges Rémi n’a pas eu une vie aussi lisse que celle de son petit reporter. Sa route a passé par la dépression, l’alcool, le divorce, la psychanalyse, le procès (pour avoir côtoyé les milieux collaborateurs pendant la guerre)… Il a mis beaucoup de lui même dans le capitaine Haddock et dans le naïf Tournesol. C’était un homme angoissé et au fond naïf, mais dont idéalisme nous fait du bien. Du catholicisme étriqué de sa jeunesse à Jung et aux sagesses asiatiques (avant qu’elles ne soient à la mode)… quel chemin!
Hergé est un artiste, il s’est ouvert à l’inconscient et les aventures de Tintin sont riches en rêves et en symboles. Elles sont universelles. Elles sont habitées par une profonde nostalgie du mystère. Chaque aventure est une initiation…
Les mardis du savoir, à la maison
Depuis plusieurs saisons, le centre culturel du Briscope vous propose des rendez-vous pour des conférences dont certaines autour du travail d’un artiste plasticien ou d’un mouvement artistique, ce sont les « Itinéraires artistiques ».